Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/05/2015

Bülent Ecevit et l'URSS

Semih Vaner, "La Turquie entre l'Occident-Patron et le « Grand Voisin du Nord »", in Zaki Laïdi (dir.), L'URSS vue du Tiers Monde, Paris, Karthala, 1984, p. 109-110 :

"Un pas supplémentaire était franchi dans le sens du rapprochement [turco-soviétique] par B. Ecevit, le leader du Parti républicain du peuple. Lors de sa visite à Moscou en juin 1978, il laissa entendre, que la Turquie se proposait de réduire sa coopération avec les Etats-Unis et sa participation à l'OTAN et que cette mesure était dictée par « la conscience que la menace qui pèse sur sa sécurité ne vient pas de l'URSS ni des autres pays socialistes ». Le chemin parcouru en vingt ans était de taille même si le document signé par le Premier ministre turc à l'issue de sa visite en Union soviétique restait en deçà de l'accord politique de 1971 entre Moscou et Bonn. La politique soviétique d'Ankara s'inscrivait dans le nouveau « concept national de sécurité » (ulusal güvenlik kavramı) du gouvernement Ecevit, concept pourtant insuffisamment défini et malaisé à appliquer, en raison de la conjoncture politique et économique interne et de la brièveté des passages au gouvernement du Parti républicain du peuple."

Stéphane Yerasimos et Turgut Artunkal, "La Turquie : permanences géopolitiques et stratégies nouvelles vers le Proche et le Moyen-Orient", Hérodote, n° 29-30, 2e-3e trimestres 1983, p. 257-259 :

"Il est vrai que l'objet d'équilibre instable que la Turquie a constitué depuis un siècle et demi à profondément affecté sa propre politique extérieure et que les gouvernements successifs du pays, de l'Empire à la République, se sentant en dernière analyse à la merci des grandes puissances, n'ont trouvé de meilleure politique que d'essayer de jouer l'une contre l'autre. Dans ce sens, les ouvertures des gouvernements turcs, aussi bien de droite que de centre-gauche, vers l'Est pourraient être interprétées comme un simple chantage politique n'ayant d'autre objectif que de susciter l'inquiétude américaine, afin que celle-ci entraîne une levée de l'embargo et une reprise de l'aide. Cette hypothèse correspond sans doute à une partie de la vérité, mais d'autres facteurs sont aussi à rechercher. L'autonomisation relative de la Turquie, tout en rendant possible l'avènement de gouvernements de centre-gauche dans les années soixante-dix créa aussi à l'intérieur un sentiment diffus mais vaste d'opposition à la dépendance par rapport à l'Occident. Nourrie par le conflit gréco-turc et l'embargo américain, interprété comme un « lachâge » par le monde occidental d'un pays musulman au profit d'un pays chrétien (la Grèce), et attisée par les reflets de la résurgence islamique au Moyen-Orient, cette opposition aboutit à une réaction de fierté mêlée d'inquiétude, face au monde occidental et réclame à son tour une ouverture vers d'autres horizons ; l'URSS, les pays balkaniques socialistes et les pays dits « radicaux » du Moyen-Orient, les pays dits « modérés » étant restés plutôt réticents aux appels turcs.

Après une série de tâtonnements ces tentatives se précisent en 1978 sous le gouvernement de centre-gauche de Bülent Ecevit et se cristallisent autour du concept de « sécurité nationale ». Les promoteurs de ce concept constatent que « les risques inhérents à une adhésion sans nuances de la totalité du système de défense turc à l'ensemble de l'appareil de défense occidental n'ont jamais été sérieusement examiné. » Ils se rendent alors compte que « la politique étrangère turque était jusqu'à présent basée sur des présupposés statiques dans un monde en mouvement ».

Quels seraient alors les changements intervenus sur la scène internationales ? Premièrement : « L'Europe occidentale considère l'équilibre politique de l'Europe en fonction de l'actuel statu quo entre le bloc occidental et celui des pays de l'Est. L'Union soviétique et ses partenaires partagent ce point de vue. Par conséquent, la possibilité d'une agression en Europe perd beaucoup de sa crédibilité et au fur et à mesure que la menace de guerre en Europe s'éloigne, les partenaires européens de l'OTAN, aussi bien que les Etats-Unis, sont en train d'adopter des politiques plus flexibles face au bloc soviétique... » Deuxièmement : « La parité ou la quasi-parité nucléaire atteinte aux Etats-Unis et en Union soviétique impose des limitations à leur action partout dans le monde... Un tel type de relations donne la possibilité aux petits pays de disposer d'une flexibilité plus grande dans leurs politiques étrangères. »

Par conséquent, si la Turquie doit contribuer au maintien du statu quo en Europe en évitant l'adoption de mesures draconiennes en politique étrangère, comme par exemple un retrait de l'OTAN, elle peut par contre « promouvoir des activités de coopération internationale visant à réduire les tensions politiques ».

C'est donc en application de ces principes que le gouvernement turc diversifiera sa politique étrangère et signera des accords de coopération aussi bien avec l'Union soviétique que la Libye. Or, si à travers le « Concept de sécurité nationale », la politique extérieure turque venait de découvrir la détente qu'à la fin des années soixante-dix c'était parce que le processus de cette détente à travers les avatars de la crise chypriote et les vicissitudes de l'instabilité intérieure venait seulement de toucher la Turquie, à un moment où les nuages d'une nouvelle crise internationale s'amoncellaient à l'horizon. (...)

Les premiers développements du nouveau rôle assigné à la Turquie se manifestèrent dès le début de l'année 1979 tandis que les principes qui les sous-tendent apparaîtront simultanément dans diverses revues de politique internationale en automne de cette même année. Là les auteurs abordent le « concept de sécurité nationale » et semblent le prendre très au sérieux. « Dans le passé, les menaces turques en ce qui concerne l'adoption d'une politique économique et étrangère plus neutre étaient largement regardées comme de pressions à peine voilées en vue d'une meilleure intégration dans l'alliance occidentale. Or on possède aujourd'hui des signes clairs d'une nouvelle et ferme résolution d'Ankara visant à promouvoir des objectifs nationaux même aux dépens de ses engagements concernant la sécurité occidentale. »

L'« accord turco-soviétique de coopération amicale sur les principes de bon voisinage » est considéré dans cette optique comme un signe extrêmement inquiétant comme le démontrerait, si besoin était, l'allocution du Premier ministre turc, Ecevit, à cette occasion : « Je suis absolument convaincu qu'avec la consolidation d'une telle atmosphère, les alliances et les différences des systèmes perdront leurs caractéristiques de confrontation et qu'il y aura moyen dans le futur de renforcer la balance sur laquelle s'appuient aujourd'hui la paix et la détente. »

De même « l'aspect le plus spectaculaire (et du point de vue de l'OTAN et des Etats-Unis le plus menaçant) du nouveau concept de défense, réside dans la détermination turque à améliorer ses relations avec les forces armées soviétiques. Cette politique poussée à sa conclusion logique peut un jour renverser la traditionnelle et bien enracinée suspicion turque au sujet des intentions soviétiques, enlevant ainsi la raison principale de la participation de la Turquie à l'alliance atlantique. » "

10/05/2015

Le général Kenan Evren et l'URSS

Claire Tréan, "La politique d'Ankara à l'égard de l'Europe et des Etats-Unis est encore indécise", Le Monde, 7 avril 1982 :

"Du côté turc enfin, le Conseil national de sécurité, ou du moins la tendance du général Evren, a tenté jusqu'à présent (malgré qu'elle en ait) de sauver le dialogue avec l'Europe pour éviter un tête-à-tête avec Washington. Les Turcs nourrissent traditionnellement une certaine méfiance à l'égard des Etats-Unis. Ils n'ont pas oublié que les Américains les avaient "lâchés" lors de l'opération de Chypre et avaient décrété un embargo sur les livraisons n'armes, qui ne fut levé qu'en 1979.

Ankara se réfugie derrière l'OTAN et a refusé jusqu'à présent toute coopération militaire bilatérale avec les Etats-Unis qui outrepasserait ses engagements à l'égard de l'alliance. On a noté à cet égard que la visite de M. Weinberger à Ankara, à la fin de l'année dernière, n'a pas été suivie comme prévu de celle de M. Haig, différée en raison des événements de Pologne mais dont il n'est plus question aujourd'hui. A jouer par trop la carte américaine, la Turquie compromettrait ses relations avec l'U.R.S.S. et avec ses voisins arabes, elle ne souhaite pas d'autre part devenir, en dehors de l'OTAN, partie prenante d'un éventuel conflit qui pourrait surgir à ses portes.

Ce pays a adhéré à l'OTAN à la fois par nécessité et par conviction. La partie cachée de ses relations avec l'U.R.S.S., c'est un antisoviétisme nourri par le souvenir des invasions et par le souvenir plus récent des tentatives de déstabilisation imputées à Moscou. On sait que diverses organisations terroristes ont reçu avant le coup d'Etat des subsides de l'U.R.S.S. et de la R.D.A. Une grande partie des armes saisies depuis le 12 septembre 1980 provenaient des pays de l'Est. On sait aussi que deux radios continuent toujours d'émettre en Turquie, l'une à partir de Berlin-Est et l'autre, en kurde, depuis l'Union soviétique.

Mais, comme tous les pays frontaliers des pays de l'Est, elle a, et c'est la partie visible de ces relations, une politique sinon teintée de neutralisme, du moins de bon voisinage avec l'U.R.S.S. Les relations commerciales avec ce pays se développent depuis quinze ans sur la base notamment d'une politique de troc qui ne coûte pas cher en devises. La Bulgarie est, d'une part, un gros fournisseur d'électricité. Le général Evren, qui se déplace peu, vient d'y effectuer une visite officielle, et se trouve actuellement en Roumanie. Même si l'un des objectifs de cette politique balkanique est sans doute d'irriter la Grèce, un autre est d'illustrer la politique de détente qu'on entend mener avec l'Est.

L'U.R.S.S., de son côté, avait été, jusqu'à une période récente, très discrète à l'égard du régime du général Evren, toute autre attitude risquant de pousser un peu plus la Turquie dans les bras des Etats-Unis. Or les premières critiques concernant les violations des droits de l'homme sont apparues récemment dans la presse soviétique. Comme si on considérait à Moscou qu'un pas avait été franchi dans le rapprochement turco-américain."

Artun Unsal, "Turquie : L'Union soviétique livrera du gaz naturel à Ankara à partir de 1987", Le Monde, 28 décembre 1984 :

"Ankara. - La visite que le chef du gouvernement soviétique, M. Tikhonov a effectuée du 25 au 27 décembre à Ankara (le Monde du 26 décembre) a mis un terme au refroidissement que connaissaient les relations entre les deux pays depuis 1980. Ces relations avaient souffert du regain de la tension Est-Ouest à partir de l'entrée des troupes soviétiques en Afghanistan. Les dirigeants d'Ankara estimaient en outre que l'Union soviétique avait joué un rôle dans la recrudescence du terrorisme et des menées séparatistes en Turquie avant l'intervention militaire du 12 septembre 1980.

Les deux pays ont signé le 26 décembre deux importants accords économiques ainsi qu'un protocole d'échanges culturels. L'accord commercial couvre la période 1986-1990. Il prévoit notamment l'approvisionnement de la Turquie en gaz naturel soviétique à partir de 1987, les livraisons devant être payées en nature, ce qui ouvre le marché soviétique aux produits turcs. L'accord de coopération économique conclu pour dix ans et renouvelable devrait donner un second souffle à la coopération entre les deux pays qui avaient déjà produit dans les années 60 des résultats importants, Moscou ayant contribué financièrement et techniquement à la construction de complexes sidérurgiques, de raffineries, d'usines d'aluminium et de centrales thermiques.

M. Tikhonov, a été reçu par le président de la République, M. Evren, auquel il a transmis une invitation à Moscou du chef de l'Etat soviétique, M. Tchernenko. Il a déclaré qu'"en dépit de la différence de leurs systèmes économiques et sociaux" les deux pays ont "des intérêts communs durables" que les "changements conjucturels ne sauraient influencer".

Durant les entretiens officiels, le dirigeant soviétique aurait délibérément omis de faire la moindre allusion au contentieux turco-grec en mer Egée, témoignant ainsi du désir de Moscou d'avoir des "relations équilibrées" avec ces deux pays. Sur Chypre, les Soviétiques auraient indiqué qu'ils soutiennent les efforts du secrétaire général des Nations unies en vue de relancer les négociations intercommunautaires. On remarque du côté turc que Moscou ne se fait plus le champion de la réunion d'une conférence internationale à propos de Chypre.

L'Union soviétique a, d'autre part, fait savoir qu'elle reste hostile à tous les actes de terrorisme international, comme ceux "qui ont pour but d'attenter à l'intégrité territoriale de la Turquie". La formulation est habile mais quelque peu décevante pour Ankara. Les Turcs auraient sûrement souhaité que Moscou condamne plus nettement, entre autres, le terrorisme arménien ainsi que les déclarations de certains dirigeants politiques et religieux de l'Arménie soviétique.

Dans les milieux américains à Ankara, on indique que les Etats-Unis ne peuvent que se féliciter de l'amélioration des rapports turco-soviétiques. On espère cependant qu'Ankara saura éviter une trop grande dépendance à l'égard de Moscou dans le domaine énergétique : une façon de désapprouver prudemment l'achat de gaz naturel soviétique par la Turquie. Il s'agit d'un avertissement par ailleurs peu efficace : en Europe, l'Allemagne fédérale, la France et l'Italie ont déjà devancé la Turquie dans la conclusion de contrats de même nature avec Moscou."

07/07/2014

Nikita Khrouchtchev et la Turquie

Victor Segesvary, Le réalisme khrouchtchévien, Neuchâtel, La Baconnière, 1968, p. 17-18 :

"Après la mort de Staline, Molotov, devenu ministre des Affaires étrangères du gouvernement Malenkov, s'emploie immédiatement à améliorer les relations soviéto-turques. Il envoie une note à la Turquie le 30 mai 1953, désavouant — dans une démarche sans précédent dans la pratique diplomatique soviétique — le programme d'expansion territoriale de Staline. Par cette note il informe le gouvernement turc que l'URSS a l'intention de tourner définitivement la page sur les inimitiés précédentes entre les deux pays et qu'elle prendra un nouveau départ. Il déclare au nom de la Géorgie et de l'Arménie soviétiques — pour le compte desquelles le programme d'expansion territoriale avait été lancé — qu'elles renoncent à leurs prétentions, et que l'URSS n'a pas la moindre revendication territoriale sur la Turquie. Naturellement Molotov ne peut et ne veut pas céder sur tous les points. Aussi ne souscrit-il pas dans sa note au statu quo dans la mer Noire et dans les Détroits, basé sur la Convention de Montreux, mais il fait allusion, en termes vagues, à un arrangement dont les conditions seraient acceptables tant pour l'URSS que pour la Turquie. En effet, la note soviétique propose à la Turquie un traité bilatéral sur toutes les questions controversées, écartant par cet arrangement les cosignataires de la Convention de Montreux ; c'est, en somme, une alliance antioccidentale. Cette action n'a pas été couronnée de succès. La réponse turque a été froide et réservée. Elle enregistrait avec satisfaction l'annulation des revendications territoriales, mais déclarait que la question des Détroits avait déjà été réglée par la Convention de Montreux.

Cette initiative de Molotov prouve que les demi-mesures ne servent à rien ; un revirement soviétique au Proche-Orient ne pouvait s'accomplir que sur de nouvelles bases. « C'est Staline qui avait corrompu les relations de l'Union Soviétique avec l'Iran et la Turquie », déclare Boulganine au printemps 1955 et il donne l'assurance que l'intention des nouveaux dirigeants soviétiques n'est autre que de « retourner à la politique léniniste du respect fondamental de la souveraineté des autres pays ». A la fin de la même année, Khrouchtchev s'adressant au Soviet Suprême, reconnaît publiquement les torts de l'URSS envers la Turquie : « Nous ne pouvions pas dire qu'en ce qui concerne la détérioration de nos relations, la faute incombe entièrement à la Turquie ; nous avons fait de notre côté des déclarations peu appropriées qui ont contribué à assombrir ces relations »."

Jean-Baptiste Duroselle et ‎Jean Meyriat (dir.), Les nouveaux Etats dans les relations internationales, Paris, Armand Colin, 1962, p. 39 :

"Cette position de soutien de toute manifestation anti-impérialiste apparaît nettement dans la manière dont l'U.R.S.S. a accueilli en 1959-60 les événements de Turquie. Il a suffit d'une prudente allusion du nouveau ministre des affaires étrangères, S. Sarper, à une politique étrangère turque inchangée, mais où « certaines nuances » seraient apportées, l'accent étant mis sur l'indépendance et la souveraineté du pays, pour que Moscou montrât sa satisfaction. Le jour même où il lisait cette nouvelle dans la Pravda, M. Khrouchtchev disait en effet : « Les Turcs, chez qui se trouvent des bases américaines, ont arrêté Menderes, et il est maintenant en prison ; le nouveau premier ministre, le général Gürsel, a déclaré qu'il suivrait la politique d'Atatürk, avec qui, alors que Lénine était encore en vie, notre pays a eu de bonnes relations. Nous voudrions qu'il y ait de l'amitié entre nous et la Turquie, entre nous et l'Angleterre, entre nous et la France et les autres pays... » "

La mission Vorochilov en Turquie (1933)

turquie,urss,atatürk,vorochilov

 

Vincent Joly, "'Ce qu'il faut savoir de l'armée turque', l'armée turque vue par les militaires français dans les années 30", in La Turquie entre trois mondes (ouv. col.), Paris-Istanbul, L'Harmattan-IFEA, 1998, p. 104 :

"L'alliance avec Moscou est toujours présentée comme l'un des deux piliers de la politique étrangère turque, l'autre étant le pacte balkanique. Jusqu'en 1938, les relations avec les Soviétiques sont jugées excellentes par les militaires français. Ainsi, ils pensent que les efforts entrepris pour renforcer les défenses de la Thrace à partir de 1934, auraient été suggérés par la mission Vorochilov qui s'était rendue en Turquie en octobre-novembre de l'année précédente, "l'inviolabilité des Détroits étant utiles aux Russes comme aux Turcs". Ce sentiment est aussi partagé par les Britanniques qui voient Moscou derrière la volonté d'Ankara de récupérer définitivement le contrôle du passage entre la Mer Egée et la Mer Noire (Weber, 1979; 7)."

17/04/2014

Sultan Galiev et le communisme national turc

asie centrale,urss,communisme,panturquisme,sultan galiev

 

Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, Fayard, 2000, p. 397-398 :

"Incapables de continuer la lutte, sauf pour la guérilla, abandonnés par les Occidentaux qui ne voyaient en eux, avec l'Anglais Pipes, que de « passives populations coloniales », les Turcs de l'ancien empire russe n'ont d'autres ressources que de jouer le jeu du communisme. En Crimée, en Azerbaïdjan, à Oufa et surtout à Kazan, une partie de l'élite adhère à l'ordre nouveau. (...)

Tous les Turcs de l'empire soviétique n'ont certainement pas la même idéologie, le même projet, la même tactique, mais beaucoup adhèrent à la politique de Mir Seyyid Sultan Ali Oglu, plus connu sous son nom russifié de Sultan Galiev. Ce musulman le plus haut placé dans la hiérarchie du parti communiste, proche collaborateur de Staline, devient, entre 1920 et 1923, le héraut du « communisme national tatar ». Son but est l'union de tous les musulmans exploités (ceux de Russie d'abord, les autres, s'il se peut, ensuite) dans une République socialiste unifiée du Grand Touran. Accessoirement, il reprend les vieilles revendications de décolonisation, de restitution des terres. Il se berce d'illusions. Les bolcheviks, ses amis, parlent aussi de la fin du colonialisme, mais ils entendent par là tout autre chose ; un malentendu naît entre les Turcs et les Russes, non sans une bonne dose de mauvaise foi d'un côté, de conscient aveuglement de l'autre.

Dès l'époque de la guerre civile a été conçue la politique dite des « nationalités » qui est mise en place progressivement à partir de 1922. Elle est diamétralement opposée à celle du sultan-galiévisme, puisqu'elle mène à la formation d'unités politiques multiples, différentes de taille et de structure ; fondées sur des territoires délimités, largement artificiels, ne tenant compte ni de l'Histoire, ni même de la répartition ethnique, toutes comportent de fortes minorités (bien qu'on les déclare Azéris, Ouzbeks, Tadjiks, etc.)."

12/12/2013

La lutte des forces soviéto-azéries contre le nationalisme arménien au Haut-Karabakh (1988-1991)

Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, 1972-1998, Paris, PUF, 2002 :

"Dès septembre 1988, sous la pression du FPA, Bakou impose un blocus de la RSS d'Arménie et du Haut-Karabakh. Le général Safonov, commandant des forces soviéto-azéries dans l'enclave rattachées à la IVe armée soviétique, décrète l'état d'urgence, le 24 septembre, trois jours après les affrontements de Stepanakert qui ont fait plusieurs morts et des dizaines de blessés des deux côtés. Au même moment, S. Haroutounian reçoit discrètement à Erevan H. Maroukhian, venu lui indiquer que la FRA s'engage à soutenir le pouvoir en place à la seule condition que Erevan se porte garante de la sécurité des Arméniens du Haut-Karabakh." (p. 149)

Gaïdz Franck Minassian, "Le Haut Karabagh : la guerre pour une enclave", Cahiers de l'Orient, n° 57, 2000 :

"A priori, le rapport de force penche en faveur des forces azéries qui peuvent s'appuyer sur la législation en vigueur en matière d'état d'urgence et sur les forces du ministère de l'Intérieur d'Azerbaïdjan, les OMON, composées exclusivement d'Azéris. Ce sont elles qui, sous commandement direct de la direction du PC Azerbaïdjanais, interviennent dans la guerre pour rétablir la légalité soviéto-azerbaïdjanaise.

Cependant, dans l'enclave, on a affaire à un bi-commandement sous la houlette du tandem Safonov-Polianitchko : les OMON sont placés sous étroite surveillance du quartier-général de l'armée soviétique à Aghdam, commandé par le général Safonov, éphore du Haut-Karabagh, qui prend toutes les mesures de sécurité et organise les plans d'évacuation des Arméniens, avec la complicité du numéro deux du PC Azerbaïdjanais, le russe Victor Polianitchko. Le tandem Safonov-Polianitchko sera victime de sa terreur. En 1994, les deux responsables auraient été abattus par des terroristes dachnaks." (p. 93)

"Les forces soviéto-azéries passent de nouveau à l'action en décembre lorsque l'Arménie indépendantiste rejette les modalités du Traité de l'Union de M. Gorbatchev, incompatibles avec sa déclaration de souveraineté du 17 août 1990, alors que l'Azerbaïdjan communiste les approuve. Le bras de fer entre Moscou et Erevan met le feu aux poudres dans le Haut-Karabagh, où les forces soviéto-azéries lancent l'opération « Anneau » (Kaltsou en russe) qui consiste à régler la question du Haut-Karabagh par l'usage de la force. Aussitôt, le général Safonov accuse les Arméniens de fanatisme, de subversion, de terrorisme et de sabotage contre l'ordre soviétique. Dès le mois d'avril 1991, les forces soviéto-azéries sont prêtes à intervenir avec chars et artillerie lourde. A Stepanakert, l'heure est aux négociations. Les députés communistes arméniens croient encore à la stratégie du compromis et dissuadent ceux qui veulent rejoindre l'Organisation des Combattants de la Liberté du Karabagh (OCLK), embryon de commandement unifié sous la direction conjointe de dachnaks et d'indépendants." (p. 95)

Le parcours de Heidar Aliev au sein du système soviétique

Azerbaïdjan, URSS, Aliev, Brejnev, Andropov, Gorbatchev, Caucase,

Heidar Aliev et Leonid Brejnev.

 

Antoine Constant, L'Azerbaïdjan, Paris, Karthala, 2002 :

"Né en 1923 au Nakhitchevan, Heidar Aliev fit une brillante carrière au sein du KGB. Avant d'être nommé premier secrétaire du Parti lors du plénum de juillet 1969, il fut le vice-président de cet organe pour l'Azerbaïdjan en 1964, devenu son président en 1967, la première fois pour un Azéri depuis Mir Djafar Baghirov. Homme d'envergure, il marqua les 13 ans de sa mandature sur le pays d'une forte empreinte personnelle. Son ombre était présente dans tous les secteurs, de l'économie à la création artistique en passant par l'éducation. Il mena une traque implacable contre les corrompus et les incompétents.

Farouche partisan du magistère idéologique du Parti, le « hussard noir » de Moscou entendait que ses structures locales jouent un rôle moteur dans la conduite des affaires et soient un modèle de discipline dans l'exercice du pouvoir. Il renforça le contrôle sur les cadres. Sa faconde fondamentaliste, sa rectitude affichée face aux instructions de Moscou s'illustrèrent notablement en matière économique. Sa politique d'encadrement étroit du secteur économique par le Parti produisit des résultats saisissants remarqués à Moscou. Les taux de productivité s'élevèrent soudainement tant dans le secteur industriel qu'agricole. Parvenu au sixième rang dans l'Union pour la productivité industrielle dès 1974, il affichait un taux record de croissance industrielle de 47 % entre 1976 et 1980, plaçant le pays au premier rang de l'Union. En 1970, le revenu moyen par habitant était de 60% de celui de la moyenne nationale ; en 1980, il avait atteint 80 %.

La production du coton et du raisin s'envola spectaculairement. Dans les années 80, le pays devint le principal producteur soviétique de raisin et en dix ans avait plus que doublé la production de coton (5,5 millions de tonnes). (...)

Sa méthode d'administration de la République passait par une forte promotion des cadres azéris. Cette politique proche d'une nouvelle « korenizatsia » consolida une « nomenklatura » locale, ce qui valut plus tard à son initiateur des critiques de « favoritisme » (origine du Nakhitchevan), de « réseau » (issus du KGB) ou de « maffia Aliev ». Entre 1970 et 1979, la proportion de Russes baissa de 10 à 8 % et celle d'Arméniens de 9 à 8 %. Dans la même période, la population azérie s'était accrue d'un peu plus d'un million d'individus, faisant suite à la période 1960-1970 au cours de laquelle la population azérie avait double de moitié. La pression démographique restait très forte tandis que la crise du logement se faisait de plus en plus aiguë, sans que le pouvoir n'y apporte de réponse adéquate. Pour la première fois, la part des urbains dépassait celle des ruraux, Bakou comptant environ 1,5 million d'habitants, soit plus de 20 % d'augmentation en dix ans. En 1970, les Azéris étaient pour la première fois majoritaires à Bakou qui devint la première capitale d'une république musulmane à avoir une majorité de natifs." (p. 320-321)

"A la mort de Léonid Brejnev en novembre 1982, la nomination de Youri Andropov (1982-1984), ancien chef du KGB, au poste de premier secrétaire du PCUS mena Heidar Aliev au Politburo à Moscou et au poste de vice-président du conseil des ministres de l'URSS. L'accession de Mikhaïl Gorbatchev en mars 1985 au pouvoir marqua la fin de la présence azérie dans les cercles de l'Etat central. Un accident cardiaque qui frappa Aliev servit de prétexte à sa mise à la retraite prématurée le 21 octobre 1987. Les deux hommes ne s'entendaient pas." (p. 324)

Enregistrer

03/12/2013

La condamnation soviétique de la révolte de Şeyh Said (1925)

turquie,urss,communisme,kémalisme,kurdes

Caricature de Şeyh Said dans la presse soviétique.

 

Celal Sayan, La construction de l'Etat national turc et le mouvement national kurde, 1918-1938, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, p. 573-574 :

"L'attitude de l'Union soviétique à l'égard du mouvement insurrectionnel kurde, fut écartée longtemps du champ des discussions en Turquie et au Kurdistan. Le soulèvement kurde s'est déroulé dans une période où les divergences entre les fondateurs de l'Union soviétique n'étaient pas au rendez-vous ; par conséquent l'héritage de cette période était revendiqué par la gauche dite révolutionnaire, toutes tendances confondues. Et le fait que tous les soulèvements kurdes de cette époque soient qualifiés de réactionnaires et condamnés par le pouvoir soviétique faisait qu'en Turquie ou les "forces progressistes" n'en parlaient pas ou bien lorsqu'il s'agissait d'exprimer l'opinion sur ces soulèvements, la "réaction", le "jeu de l'impérialisme", les "féodaux réactionnaires" etc., occupaient la grande partie du terrain dans les discussions.

Livrées à la presse par un bulletin spécial, le 26 février 1925 à Moscou, les précisions de l'internationale communiste se dessinaient ainsi :

"La révolte de Cheikh Saïd contre Mustafa Kemal et le gouvernement d'Ankara est jugée par Moscou comme une attaque contre-révolutionnaire menée en alliance par la réaction turque et l'impérialisme anglais.

"Mustafa Kemal représente le mouvement de la libération nationale et s'emploie à la démocratisation de la Turquie et à sa libération de l'emprise du féodalisme et des fanatiques musulmans. Contre Mustafa Kemal luttent en premier lieu l'impérialisme, en second lieu les notables, en troisième lieu les religieux et en quatrième lieu la bourgeoisie marchande des villes portuaires, liée aux capitaux étrangers".

Les communistes turcs qui sans l'approbation de Moscou ne faisaient rien de leur propre initiative, écrivaient les phrases suivantes, dans les numéros du 26 février et 5 mars de l'hebdomadaire des communistes turcs "Orak-Çekiç" (la faucille et le marteau) :

"A la tête de la réaction se trouve non pas le Cheikh Saïd mais le despotisme ; contre la réaction le peuple est avec le gouvernement".

"A bas la réaction..., à l'Assemblée nationale d'Ankara les mains de la bourgeoisie gauchiste serrent la gorge des bigots moyenâgeux."

La liste des qualificatifs employés par les communistes turcs est longue. Ils ont gardé la même attitude contre le soulèvement d'Agridagh et celui de Dersim également. De nos jours, il se trouve que l'attitude de l'ex-Union soviétique et celle des communistes d'autres pays qui la suivaient aveuglément, ne font plus l'objet de l'attention qui était, autrefois si dense."

27/11/2013

İsmet İnönü et l'URSS

INONU-STALIN-ILE-BIRLIKTE.jpg

 

Michael J. Carley, 1939 : l'alliance de la dernière chance. Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2001, p. 174-175 :

"Le 4 mai [1939], comme l’avait prévu Litvinov, les Britanniques renouvelèrent leur proposition de garanties unilatérales. Cependant, ce qui suivit n’était pas si prévisible. Potemkine se rendit à Ankara pour poursuivre des négociations en vue d’améliorer les relations avec la Turquie (une alliée importante des Soviétiques durant l’entre-deux-guerres), négociations qui avaient débuté en même temps que celles que menaient les Britanniques et les Français. Il rencontra le président turc, Ismet Inönü, qui reprocha à la France et à la Grande-Bretagne de ne pas s’opposer à l’expansion allemande vers l’est. Ismet estimait que la politique franco-britannique consistait à se tenir éloignés en espérant que l’Allemagne s’épuiserait dans un conflit à l’est, afin de devenir les arbitres de l’Europe. Malheureusement, leurs calculs s’étaient révélés faux, l’Autriche, la Tchécoslovaquie et l’Albanie ayant été englouties. Selon Ismet, les Etats encore indépendants en Europe de l’Est avaient perdu confiance dans l’aide franco-britannique et envisageaient n’importe quel compromis avec Hitler. La Grande-Bretagne et la France, s’étant finalement aperçues du danger, avaient entamé des négociations avec la Turquie et l’URSS. « Pour Ismet, l’URSS ne devait pas rejeter les offres de coopération [franco-britanniques]. » Il conseilla à Potemkine d’accepter la proposition de Bonnet ou, au pire, d’admettre le concept britannique de garanties unilatérales, puis de construire sur cette base. Selon lui, accepter cette proposition n’était pas incompatible avec « la dignité » soviétique. Une alliance anglo-franco-soviétique était cruciale. Du reste, Ismet avait confié à Weygand, qui visitait la Turquie à peu près au même moment, que la France « ne pouvait pas se défendre contre l’Allemagne sans l’aide de l’URSS »."

Emel Parlar Dal, Les relations turco-américaines (1945-1980). Genèse d'une relation spéciale entre ombres et lumières, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 238 :

"A propos du lien entre la nouvelle orientation de la politique extérieure turque et la crise chypriote, le Premier ministre turc İsmet İnönü déclara : « le problème chypriote ne trouvera pas une solution satisfaisante pour Ankara dans le cadre étroit de l'OTAN. Le rapprochement avec l'U.R.S.S privera Monseigneur Makarios d'un puissant allié potentiel. La Turquie en revanche, gagnera aux Nations unies des soutiens non seulement parmi les Etats communistes mais aussi dans les rangs des pays non-alignés. De plus, elle obtiendra enfin une aide économique soviétique susceptible de pallier l'insuffisance des Etats-Unis. »

Dans ce climat de détente, un véritable rapprochement s'opéra entre Ankara et Moscou avec la visite officielle du ministre des Affaires étrangères turc Feridun Cemal Erkin à Moscou à l'automne 1964. A ce sujet, notons que les Soviétiques avaient invité le gouvernement turc six mois auparavant. Cependant, cette invitation fut déclinée par le Premier ministre turc İsmet İnönü. Avec l'aggravation de la crise chypriote suite à la lettre de Johnson, celui-ci décida de reconsidérer la proposition soviétique et décida enfin de l'accepter. Indéniablement, la crise chypriote joua un rôle de catalyseur dans le rapprochement turco-soviétique à partir de l'année 1964."

Enregistrer

25/11/2013

Les aides soviétiques à la Turquie dans les années 70

Gilles Bertrand, Le conflit helléno-turc : la confrontation de deux nationalismes à l'aube du XXIe siècle, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 55 :

"Pour atteindre cet objectif (la reconnaissance de la valeur stratégique et du statut de puissance régionale de la Turquie), ses dirigeants mènent une politique de rapprochement prudent avec l'Union soviétique qui renforcerait l'intervention de cette dernière dans les différends helléno-turcs. Quelques mois après la lettre de Johnson, le ministre des Affaires étrangères, Feridun Cemal Erkin, effectue une visite officielle à Moscou (novembre 1964), une première depuis 1939. Suivent deux autres visites officielles à Moscou : celle du Premier ministre Süleyman Demirel (septembre 1967) et celle du président de la République, Cevdet Sunay (octobre 1969) au cours desquelles des aides financières soviétiques sont négociées, ainsi que des partenariats industriels et commerciaux. Après une parenthèse, due notamment au coup d'Etat de 1971, les relations turco-soviétiques connaissent une nouvelle embellie de 1975 à 1979, époque, précisément, de l'embargo américain sur les armes. La Turquie recevra, entre 1975 et 1979, 2,8 milliards de dollars d'aides soviétiques et, en 1978, « elle est devenue (...) la première bénéficiaire de l'assistance soviétique bilatérale au Tiers-Monde »."