24/03/2017
Le parcours politique de Mustafa Suphi
Paul Dumont, "Bolchevisme et Orient", Cahiers du monde russe et soviétique, volume 18, n° 4, octobre-décembre 1977, p. 378-380 :
"Mustafa Suphi est né en 1883 à Giresun, un petit port de la mer Noire. Fils d'un haut fonctionnaire ottoman, il eut une enfance vagabonde. A en croire un de ses premiers biographes, il accompagna son père à Jérusalem et à Damas, fit ses études secondaires à Erzurum, puis s'inscrivit à l'Ecole de droit d'Istanbul.
Au lendemain de la révolution jeune-turque, nous le retrouvons comme bien d'autres intellectuels ottomans à Paris où il suit l'enseignement de l'Ecole libre des Sciences politiques. Il semble qu'il était à cette époque très proche des milieux unionistes. Correspondant du journal gouvernemental Tanin (L'Echo), il dirigeait par ailleurs l'Association des étudiants ottomans qui était subventionnée par l'ambassade turque. (...)
En 1910, Mustafa Suphi soutint une thèse consacrée à l'organisation du crédit agricole en Turquie. Le résumé qui en fut publié dans le Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales soulignait l'importance de l'agriculture pour l'économie turque et mettait l'accent sur la nécessité d'encourager l'initiative individuelle dans le secteur paysan. Imprégné de nationalisme, ce texte dénonçait par ailleurs la pénétration du capital européen dans les campagnes turques. Aux yeux de Mustafa Suphi, il était urgent de faire face à la mainmise étrangère sur l'agriculture de l'Empire ottoman. Le crédit agricole devait précisément avoir pour mission de permettre à la paysannerie de se ressaisir et de susciter la création d'exploitations compétitives.
A son retour en Turquie, vers la fin de l'année 1910, Mustafa Suphi fut chargé d'enseigner le droit, l'économie et la sociologie dans diverses écoles supérieures d'Istanbul. Parallèlement, il poursuivit sa carrière de publiciste. (...)
En octobre 1911, Mustafa Suphi avait participé au IIIe Congrès du comité Union et Progrès à Salonique. Il semble qu'il y intrigua pour obtenir le portefeuille de l'Economie. Econduit, c'est peut-être à ce moment qu'il se retourne contre ses anciens protecteurs. Les données sur les circonstances exactes de sa brouille avec les Unionistes font défaut, mais on peut supposer que des paroles très vives furent échangées, car on le verra bientôt militer à l'extérieur du mouvement.
La rupture est consommée en août 1912. A partir de cette date, en effet, Mustafa Suphi agit au sein du parti constitutionnel national (Milli meşrutiyet fırkası) créé par un ex-député, Ferit Tek, et par un éminent idéologue d'origine tatare, Yusuf Akçura. Cette organisation avait pour but principal de déborder le comité Union et Progrès sur son « aile nationaliste » en promouvant sur le terrain politique, économique et social les doctrines élaborées par les cercles panturquistes. Mustafa Suphi participait notamment à la rédaction de son organe, l'Ifham (Commentaire).
Face au comité Union et Progrès, le parti constitutionnel national ne représentait, bien entendu, qu'une force politique mineure. Mais les dirigeants unionistes ne toléraient guère la contestation. L'assassinat, le 11 juin 1913, du Premier Ministre Mahmoud Chevket pacha leur donna l'occasion d'éliminer tous les opposants au régime. Plus de deux cents personnalités furent envoyées en exil. Dans le lot, il y avait en particulier un certain nombre de militants socialistes. Mais la répression frappa également les milieux panturcs et Mustafa Suphi ne put échapper au bannissement.
A en croire un de ses compagnons d'exil, il aurait projeté, pour se venger, de créer une franc-maçonnerie islamique et nationale susceptible de faire pièce à la franc-maçonnerie « internationale » des Jeunes Turcs. C'est peut-être pour mener à bien ce projet qu'il s'évada, vers le début de l'année 1914, de Sinop, le petit port de la mer Noire où il était en résidence surveillée.
Il s'était réfugié en Russie. Mal lui en prit. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, les autorités tsaristes le dirigèrent, en même temps qu'un certain nombre d'autres civils de citoyenneté ottomane, vers le camp de Kaluga, puis, lorsque les Allemands avancèrent à travers la Pologne et qu'il fallut se replier, vers celui d'Ural'sk.
Comment l'intellectuel « bourgeois » de 1914 se retrouva-t-il, quatre ans plus tard, à la tête des organisations communistes turques de Russie ? Dans un rapport présenté au Ier Congrès du parti communiste turc (Bakou, septembre 1920), Mustafa Suphi laissera entendre qu'il fut sensible à l'argumentation des propagandistes bolcheviks dès 1915 et qu'il ne tarda pas à participer lui-même à la diffusion des idées révolutionnaires. Cette conversion soudaine apparaît évidemment surprenante. On peut supposer que Mustafa Suphi fut surtout attiré par les slogans anti-impérialistes des Bolcheviks. (...)
Si l'on en croit le récit de Mustafa Suphi, ses années d'internement furent pour l'essentiel consacrées à la traduction des brochures bolcheviques. Parallèlement, il semble qu'il ait mené une active campagne de propagande contre les dirigeants d'Union et Progrès, accusés d'avoir conduit à la tuerie les paysans et les ouvriers turcs. Ces activités, menées à ciel ouvert à partir de Février 1917, lui permirent de se forger progressivement une réputation d'authentique révolutionnaire. Les événements d'Octobre ne tarderont pas à montrer qu'il avait misé sur la bonne carte. Libéré par les Bolcheviks au moment des pourparlers de Brest-Litovsk, en même temps qu'un certain nombre d'autres prisonniers ottomans, c'est sous l'étiquette du militant convaincu qu'il viendra à Moscou, vers le début du mois de mars 1918, proposer ses services au Commissariat central musulman."
14:59 | Tags : empire ottoman, mustafa suphi, russie, communisme, jön türkler, panturquisme, akçura, tkp, nationalisme turc | Lien permanent | Commentaires (0)
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